Dans la salle commune de l’auberge, une atmosphère pesante s’était creusée. L’espace semblait plus étouffant, les poutres plus lourdes et les boiseries plus sombres. Yardan avait senti les choses se dégrader lorsque Jasna s’était levée pour adresser quelques mots à sa sœur Ludmilla. La conversation bonne enfant qui régnait jusque-là s’était éteinte en un rien de temps.
Le moine ignorait s’il s’agissait d’un code ou d’un message entre les deux femmes, toujours était-il que l’ordonnante s’était crispée. L’homme des Vouivres la connaissait désormais assez pour le remarquer, en dépit du masque avenant qu’elle s’était vite composé. Les regards furtifs vers la valise aux armes étaient éloquents. De toute évidence, les jeunes femmes avaient noté quelque chose de grave qui avait échappé à Yardan.
Tout en continuant de prêter l’oreille, le moine fit discrètement jouer ses articulations. A bien y réfléchir, Yardan ne put s’empêcher de laisser fleurir sur ses lèvres un sourire. L’épreuve était la même pour tous, mais elle ménageait parfois des surprises. S’ils en venaient aux mains, ses frappes jailliraient aussitôt. Son corps était son arme, ses poings ses marteaux, ses coudes ses lames, et ses pieds ses lances. S’ils en venaient à enclencher la grande Danse, les premières mesures seraient siennes.
Avec une concentration intérieure parfaite, Yardan se mit à penser à des mouvements fins. Lentement, il imprima sa volonté dans ses membres, puis partout dans ses chairs. Avec minutie, il ajusta son poids de chaque côté de son corps, et fit jouer son énergie interne, comme il l’avait si souvent fait face à la mer déchaînée. Draaz lui en soit témoin, s’il devait agir, il serait prêt.
Pourtant, l’affrontement pressenti n’eut pas lieu. L’arrivée inopinée d’un nouveau parti changea la donne. C’était une petite troupe d’hommes en armes, aux tenues similaires à celles arborées tantôt par les gardes du pont. A leur entrée, un frisson de crainte mâtiné de déférence doucha les conversations. Sans ambiguïté, les nouveaux arrivants n’étaient guère des goûts des locaux. Aux quelques échanges qui fusèrent, Yardan put mettre un nom sur le visage de leur chef. C’était le prévôt Crocq, l’officiel en charge de ces lieux. A en juger par sa tunique aux couleurs vives et sa masse pondérale, l’homme tenait à marquer sa distinction avec ses subordonnés.
L’espace d’un court instant, Yardan chercha à estimer le poids des paroles de ce dénommé Crocq. En vérité, la solution était limpide. Pour qui arpentait la Voie de Draaz, seule primait la Parole du Dieu Dragon. En second venaient les ordres de la Garde Lunaire, car le salut de sa Mission passait par son accomplissement en leur sein. Venaient alors en troisième place les ordres des autorités du lieu, car vecteurs de la volonté du pouvoir siégeant. Et dans le cas présent, c'était encore moindre, car si d’aventure le prévôt s’avérait complice de leurs cibles, ses injonctions deviendraient vent.
Au final, la hiérarchie des ordres était claire. Pourtant, Yardan tiquait sur un point, car leur couverture de paysans leur imposait de suivre plus que toute chose les ordres des autorités. Le moine hocha la tête. Pour le salut de leur mission, la Grande Roue se devait de faire coïncider les paroles de Draaz avec les volontés du prévôt, sinon celle-ci tournerait court.
Alors qu’il s’avançait dans la salle, le prévôt avisa le groupe de voyageurs. Il interpella le serveur, qui se fit un devoir de les présenter. Leur histoire de voyageurs en quête d’un foyer sembla captiver le prévôt bedonnant. Pour autant, celui-ci se fit un devoir de creuser la question :
Ah pas de souci, autant dans les marches, vous pouvez faire de mauvaises rencontres, autant ici, nous faisons régner la loi au nom du seigneur Grovaedr ! De nouveaux habitants, c'est charmant. Vous venez de loin ?
Yardan observa rapidement ses compagnons. Devant lui, Tauron caressait toujours son chien. L’elfe semblait perdu dans ses pensées, et n’accordait pas vraiment d’importance au militaire. Jasna, restée debout depuis son intervention, avait opté pour un silence hostile à l’égard de l’officier. Et quant à Ludmilla, pour une raison inconnue du moine, l’ordonnante semblait sur la défensive. Elle s’était accrochée au bras de Yardan, et dévisageait avec insistance le nouveau venu.
Yardan s’étonna un instant de son comportement, mais il eut tôt fait de le percer à jour : c’était en réalité une incitation habilement masquée à prendre la parole. L’adepte du Souffle se nota de féliciter l’ordonnante pour son astucieux stratagème.
Se concentrant sur des phrases courtes, il esquissa un salut du buste et prit la parole un sourire aux lèvres :
- En vérité, estimé prévôt Crocq, je suis de nous celui qui s’en vient de plus loin. Et ce, même si les pas de notre guide elfe l’ont sûrement porté plus longtemps que je ne le pourrai. Comme on vous l’a rapporté à l’instant, je voyage avec mon épouse. Voici sa sœur, et notre guide. Chemin faisant, nous avons entendu du bien de ces terres. Nous sommes donc venus. Ma connaissance des lieux reste cependant lacunaire. Qu’entendez-vous par ces brigands des marches ? Y aurait-il donc des risques par ces chemins alentours ?