L’affaire prenait mauvaise tournure. Le prévôt mal luné s’entêtait à chercher le mal dans les paroles de Yardan, et ce dernier hésitait quant à la marche à suivre. Devait-il chercher à improviser une fable ? Devait-il déguiser la réalité ? Le moine du Commencement appréciait de moins en moins l’esprit retors du fonctionnaire. Devait-il se préparer à défendre ses compagnons désarmés si jamais les choses tournaient à l’échauffourée ?
Cependant, il n’eut cependant pas à trancher. L’ordonnante Ludmilla, dans un élan salvateur, parvint à improviser une histoire plausible et habilement maquillée. Elle la servit au prévôt nantie d’une conviction telle que Yardan ne put s’empêcher d’acquiescer à ses paroles. L’adepte resta un instant abasourdi. Puisse Draaz l’assister, il se savait capable d’éloquence, mais devait là s’avouer incapable d’assener une telle mystification sans préparation au préalable.
Si il devait retenir quelque chose de cet échange, c’était bien la capacité de leur ordonnante à bluffer avec aplomb. Quoique, à la réflexion, il pouvait également retenir la poigne de la jeune femme, car celle-ci lui écrasait la main pour lui intimer le silence. Devant une telle prestance, le moine dut s’avouer avoir hâte de commencer les échanges qu’ils s’étaient promis au dernier bivouac. La maîtrise dont témoignait la jeune femme était une magnifique promesse d’apprentissage et de progression.
Sans surprise, l’intervention de Ludmilla fit mouche. Malgré ses doutes prononcés, le prévôt Crocq mordit à pleine bouche l’hameçon des réfugiés du village voisin, et acquiesça de mauvaise grâce :
- Ouais... bon... donc vous voulez vous installer sur le domaine, c'est ça ? ... faudra venir avec moi au château pour les formalités on va dire.
Aux paroles du ventru, Yardan cilla. Il ne maîtrisait pas encore l’arolave aussi aisément que ses compagnons, mais ce "on va dire" l’interpella. D’autant quelque chose dans l'attitude du prévôt lui déplaisait au plus haut point. La suspicion du militaire quant à ses dires antérieurs, certes légitimes, évoquait pourtant au moine celle des escrocs parfois en escale sur le port de son lointain foyer. D’autant qu’à bien y réfléchir, l’officier avait sciemment évité leurs interrogations quant aux brigands, et venait de balayer derechef l’allusion au village attaqué. Pourquoi une telle désinvolture ? La moindre des choses aurait été de poser une question sur leur origine. Et là, le bedonnant agissait comme s’il le savait déjà. Comment diable pouvait-il être au courant, alors que lui et sa manicle en venait directement ?
L’adepte du Souffle n’appréciait guère le chemin que prenaient ses pensées, car peu à peu, les pièces s’assemblaient en un puzzle qui lui rappelait le jeu du Serpent. D’autant qu’une fois encore, le regard concupiscent que l’adipeux continuait à jeter sur Jesna et Ludmilla depuis son arrivée ne témoignait pas en sa faveur. Oui, l’intuition de Yardan se muait en certitude. Décidément, ce prévôt ne lui revenait pas, et cette histoire de venir au château lui déplaisait au plus haut point. Si jamais ils venaient à pénétrer dans les murs du fort, ils seraient à la merci du prévôt. Et si celui-ci était de mèche pour une raison ou une autre avec les esclavagistes, c’en serait fini d’eux.
Alors que le moine cherchait une solution pour transmettre à ses frères d’armes son sentiment, Tauron, qui était resté silencieux jusque-là, se leva et annonça avec désinvolture :
-Bonjour a vous, prévôt. Je me présente, Tauron, druide de mon état. J'ai accepté de guider cette famille vers un endroit plus sur, mais j'aimerai m'entretenir avec vous à propos de l'attaque du village. En privé serait bien sur le mieux. Pouvons nous continuer cette conversation au château ?
Yardan grinça des dents. Par les ailes du Dieu Dragon, c’était précisément ce qu’il fallait éviter. Bien entendu, le prévôt sauta sur la proposition avec un sourire mauvais. L’esprit du moine se mit à tourner à toute allure. Comment diable pouvait-il désormais différer le départ ? Bandant ses muscles, il ajusta ses forces, et serra à son tour d’une intensité marquée la main de Ludmilla, toujours blottie contre la sienne. Il se composa la figure la plus neutre possible, et regarda l’ordonnante, puis sa sœur et le druide dans les yeux. Espérant qu’un ton décalé de son entrain habituel pourrait mettre ses compagnons sur la voix, il énonça d’une voix aussi apitoyée qu’il put :
- Ludmilla, Dame Chance nous sourit, car le prévôt nous pousse à l’accompagner. Nous avons enfin espoir de nous en sortir, après avoir tant subi. A bien y réfléchir, c’est inespéré, n’est-ce pas ? Peu de temps, si peu de temps après une telle épreuve ! Mais rappelles-toi, nous nous étions promis de rendre hommage à tes parents morts, une fois un lieu sûr atteint. Messire le Druide devait d'ailleurs nous assister. Ne penses-tu pas qu’il nous faille quelques temps avant de s’en aller mirer vers le château ?