Béni d’un sourire par son ordonnante, Yardan s’avança d’un pas sûr au-devant du large escalier de pierre sombre. Devant lui, les marches massives lustrées par les cycles irisaient faiblement sous l’éclat pâle des gemmes de solium. La rampe s’avançait, solide dans les ténèbres de l’Inframonde, rejoignant la porte béante du krak fortifié. Devant eux, l’un des quatre cœurs de la citadelle abandonnée les accueillait. Pourtant, le moine ne put s’empêcher d’avoir un doute. Etait-ce là un havre de paix ou bien un antre de Mort qui attendait là leur groupe, en ce sépulcre nain avili par le Serpent ? Yardan serra les mâchoires. C’était pour lui devoir que d’en être certain. Fidèle à son verbe, l’adepte du Souffle ouvrirait la voix, car tel était le devoir des fidèles du Dieu Dragon, et telle était la charge des disciples du Commencement.
En contrebas, Terdéric se mit à bredouiller, autant pour lui-même que pour le groupe :
- J'djà vu que'qu'chose comme ça. J'entendu d'histois d'vieux d'là haut. D'Soxydeur, qu'y disaient. D'betes qu'elles sont moches. Qu'elles sont dangreuses. Et rgneuse. P'raît qu'elles t'y mangent ton armure même temps qu'toi. T'm'etonne qu'trouve r'en. Les charognards c'grouille ci-t'sous. Entr'les g'lées qui s'font l'cadavre et l'xydeur qui s'fait l'rest... On d'vrait pas r'ster là...
Yardan s’arrêta net, décontenancé par le monologue de l’esclave volontaire. Quel maléfice avait donc happé l’homme pour qu’il s’exprime ainsi ? Le moine n’en revenait pas. Depuis son arrivée en Arolavie, c’était la première fois qu’il saisissait aussi mal le propos de son interlocuteur. Il avait certes rencontré des difficultés les premiers jours, mais celles-ci s’étaient taries à mesures qu’il cheminait en ces contrées. Pour lui qui mettait un point d’honneur à satisfaire les exigences d’accomplissement de Draaz , cette impuissance était là un sentiment fort insolite. Il se concentra, repassa la phrase dans son esprit… mais c’était peine perdue, tout au plus notait-il l’existence de vieilles personnes laides arguant d'un appétit prononcé pour les armures. Il y avait sûrement matière à lier ce phénomène avec l’absence totale d’arme dans les environs immédiats du complexe, mais cela n’en restait pas moins saugrenu.
Yardan se retourna, prêt à lui demander plus d’information. Il n’en eut pas le temps. Terdéric hurla.
- Un aut' ! Un aut' d'mon ! Un d'mon rampant ! D'rrière vous !
En effet, plus bas venait un nouveau sbire du Serpent. C’était une autre de ces horreurs à tentacules, qui surgissait des ombres de la citée morte. L’être rampait vite, et remontait leur piste comme le limier traque un gibier. Yardan se durcit, froid et déterminé. Au-devant des cycles de la Grande Roue, Draaz jugeait, et sa parole était sans appel. Toujours, les Abominations du Serpent devaient périr.
En son fort intérieur, l’adepte senti les énergies de son Etre Profond se mettre à enfler. Elles sourdaient en lui, nimbaient ses membres d’une puissance nouvelle au rythme de sa respiration. Il inspira, expira, canalisa ses rages et ses peurs. Son corps s’harmonisa avec les vibrations de son âme. En cet instant, les Six Mouvements chantaient en rythme. Oui, Yardan était prêt.
Devant lui, Terdéric arrivait au pas de course. L’esclave terrifié le dépassa, et fila ventre à terre vers le haut des marches, cherchant d’évidence à mettre le plus de distance entre lui et l’Immondice né des Ténèbres. En bas, Jasna et Ludmilla se mettaient en garde, prêtes à recevoir la chose comme elle le méritait.
D’un regard, Yardan embrassa le panorama, et le danger qui arrivait. Comment l’affronter en pareilles conditions ? Un monstre rampant, des escaliers, un large espace à découvert en bas des marches, et derrière eux le fort inexploré. Comment gagner en ces conditions ? Yardan eut une idée. S’ils pouvaient entraîner le monstre tentaculaire dans les marches et le prendre ensuite en tenaille, ils auraient un avantage indéniable. Il resterait devant la chose, et les sœurs pourraient sauter en bas et le contourner. C’était d’autant plus pertinent qu’ainsi attifées, sans armes ni armures, elles n’étaient à même d’encaisser le choc du corps à corps. C’était bien à lui d’aller au devant de la bête, son corps forgé par les Arcanes du Commencement à même de triompher de l’Epreuve du Jour.
La chose avançant vivement, il héla ses compagnes de manicles :
- Jasna, Ludmilla, entendez ma Voix et montez prestement ! Draaz m’en soit témoin, placez-vous derrière-moi, car ainsi j’affronterai ce rebut du Serpent ! Ce monstre doit s’engager jusqu’à la hauteur qui est mienne, et j’encaisserai alors son ire ! Vous sauterez en bas des marches, le prendrez de revers pour abattre sur lui votre fureur, et mener ainsi bataille sur deux fronts !