par Aeghiss »
08 sept. 2018, 15:01
Agité d’innombrables questions, j’avais mal dormi. J’étais préoccupé par le sort de Jasna, et je n’étais pas parvenu à trouver de solution qui me paraisse indéniablement meilleure qu’une autre. Quoi que l’on fasse, nous serions obligés de faire des compromis, et j’étais bien incapable de juger lequel était le meilleur.
Partir à la recherche de Jasna en amenant avec nous les esclaves était bien sûr impensable. Attendre des renforts semblait pertinent, mais cela signifierait augmenter la distance entre les brigands et nous et le risque de ne pas les retrouver… Ou qu’ils la livrent à la maison Grovaedr et qu’elle soit torturée pour obtenir des informations.
Si nous souhaitions partir immédiatement à sa recherche, nous serions obligés de scinder le groupe, alors que nous étions déjà peu nombreux et assez vulnérables. Qui envoyer à la recherche de Jasna, et à qui confier les esclaves ? Combien, d’abord ? Rescinder le groupe d’esclaves, et lui donner des escortes d’autant plus faibles — une ou deux personnes seulement — ou le laisser entier et donc d’autant plus repérable ?
Moi-même, quelle destination prendre ? Ma connaissance des simples serait utile pour prendre soin des esclaves, mais je n’aimais pas l’idée de laisser d’autres partir à la recherche de Jasna sans pouvoir veiller sur eux. À vrai dire, quelle que soit la direction empruntée, il me semblait qu’elle signifiait s’engager dans une impasse.
Par ailleurs, je me préoccupais des esclaves, qui étaient fragiles et vulnérables, et donc j’avais peur que certains tombent malades. En outre, il y avait ces deux femmes que Terdéric et moi avions repérées et que je n’arrivais pas à cerner. Qui étaient-elles ? Étaient-elles de fausses esclaves infiltrées pour je ne sais quelle raison ? Quel était leur objectif ? Me faisais-je simplement des idées du fait de la fatigue et de la tension, qui sait ?
Et puis il y avait la question de la magie. La magie… J’étais donc, moi aussi, doté de pouvoirs magiques. Je savais être doté de pouvoirs de guérison, mais quelles étaient mes autres capacités ? Comment pouvais-je les découvrir ? Comment mieux les maîtriser ? D’où me venaient-elles ? Monde, j’en étais presque sûr, en était à l’origine.
Pour autant, je ne semblais pas avoir été directement « élu » par lui comme Jasna semblait l’avoir été par Verndari. Rien de très surprenant à cela, d’ailleurs : Monde était la divinité la plus primordiale de toute, et elle était la plus éloignée des affaires des mortels. Si je lui adressais une prière, me répondrait-il ? Je n’avais jamais entendu parler de vœux exaucés par Monde. Et s’il ne m’avait pas activement conféré ces pouvoirs, comment m’étaient-ils parvenus ? Est-ce qu’un druide comme Tauron — paix à son âme — saurait me guider ? Répondre à certaines de mes questions ?
Et quel était la vraie nature de mon anneau ? Père me l’avait offert lorsque j’étais parti pour la Garde Lunaire, et je savais qu’il se transmettait dans la famille de génération, mais Père ne m’avait rien confié à son sujet qui mentionne des pouvoirs quelconques ; et je pensais jusqu’ici qu’il ne s’agissait que d’un porte-bonheur symbolique.
Désormais, je n’en étais plus si certain. Que signifiait cette lueur qui en avait émané lorsque j’avais guéri Jasna ? Était-ce en fait lui qui me conférait mes pouvoirs ? Ou avait-il seulement réagi à mon utilisation de la magie ? Le cas échéant, quelle était la nature exacte de cette réaction ? Cette pierre avait-elle simplement une capacité de résonance mystique qui mettait en évidence le passage de flux magiques ? Ou avait-il de réelles capacités magiques qui pourraient m’être utiles ?
En ce cas, comment expliquer que Père ne m’en ait pas parlé ? N’était-il utilisable que par quelqu’un doté de pouvoirs magiques éveillés, et doté d’un pouvoir qui aurait sombré dans l’oubli au fil des générations ? Cela me semblait surprenant ? Ou peut-être son histoire, son lien étroit avec ma famille et l’attachement que nous lui avions porté l’un après l’autre, l’avaient-ils peu à peu investi d’un potentiel magique latent qui s’éveillait seulement aujourd’hui ?
Mes connaissances mystiques étaient si maigres qu’il m’était totalement impossible de distinguer les hypothèses plausibles de celles qui passeraient peut-être pour ridicules aux yeux d’un arcaniste expérimenté ; et je continuais de m’interroger et d’échafauder sans cesse de nouvelles hypothèses.
Tout occupé que j’étais par ces réflexions incessantes, j’avais été exceptionnellement taciturne en me levant au matin. Je m’étais essentiellement contenté de grognements et de hochements de tête comme seule communication avec mes camarades jusqu’à l’arrivée impromptue d’Aleksandr.
Je n’avais guère été plus communicatif à partir de ce moment. Même si j’avais légèrement laissé mes réflexions de côté lors du trajet, ç’avait été pour me concentrer sur les esclaves, vérifier qu’aucun d’entre eux ne montrait de graves signes de faiblesses, rester aux aguets au cas où un danger se serait manifesté, et couvrir nos traces du mieux que je le pouvais — ce qui n’était pas une mince affaire. Dans l’ensemble, j’avais été encore plus silencieux que le reste de la matinée.
Nous finîmes par arriver à l’endroit où s’étaient réfugiés Voukoll et Bizut : une grotte très bien cachée, emplie de plantes étranges et de champignons luminescents… Un refuge Svirfnebelin. Comment Voukoll et Aleksandr les avaient trouvés, et pourquoi les Svirfnebelins avaient décidé de les recueillir, c’était un mystère…
Ce fut Voukoll qui apporta la réponse : Nashmeska. Voilà qui était encore une alliance bien étrange, quoi que je comprenais désormais mieux l’hospitalité des Gnomes des profondeurs. Qui, parmi nous, avait déjà eu l’occasion d’en rencontrer ? J’étais probablement le seul, et encore : je n’oserais pas prétendre avoir fait plus que croiser quelques uns des rares représentants de leur peuple qui venaient à l’occasion commercer avec mon clan.
Malgré tout, j’avais certainement une connaissance nettement plus précise sur leur peuple que tout le reste de la troupe, hormis peut-être Voukoll. Et par dessus tout, j’avais un immense respect pour ce peuple qui, quoique souillé par le Chancre, continuait de se battre de toutes ses forces pour le contenir et protéger le monde de sa corruption. Même si sa culture était très différente de celle de mon peuple, il était probablement notre plus fidèle allié dans cette tâche. Par ailleurs, leur savoir-faire d’apothicaires, d’alchimistes et d’orfèvres était renommé parmi les miens.
Ce fut lorsque le mage se lança sur le sujet de la magie que je finis par sortir de mon mutisme.
« Alexsandr, je sais que tu es passionné par l’étude de la magie et des différentes manières de l’utiliser, mais je crois que nous avons d’autres priorités. »
Mon ton était plus sec que je ne l’aurais voulu : même si je n’avais pas pour but de réveiller les tensions latentes, le mage avait le don de se montrer désagréable à mes yeux et il avait fortement tendance à m’agacer par sa tendance à faire passer son obsession pour la magie et le pouvoir avant d’autres sujets qui devraient être prioritaires.
Me tournant vers la Svirfnebeline qui nous avait accueillis, je repris sur un ton plus doux, teinté d’un respect que tous pouvaient percevoir :
« Mes hommages, Ysull-Il. C’est un honneur de vous rencontrer, dis-je en m’inclinant profondément. Merci infiniment pour votre hospitalité. Ce serait un plaisir pour moi d’avoir une discussion plus poussée avec vous, mais j’ai peur que nous n’ayons d’abord des blessés dont prendre soin… Et des questions logistiques et stratégiques à discuter au plus vite, complétais-je en me tournant vers Aleksandr avec insistance. »