Aussi loin que portait la lueur tremblante des flammes, il ne trônait qu’un océan de pierre sombre, immense et terrifiant. Partout, une nuit sans fin avait noyé les lieux, plongeant le monde dans le linceul macabre d’un silence de plomb. Ici, nul souffle d’air ne venait caresser les visages. Nulle odeur d’humus ne venait bercer les sens d’une caresse apaisante. En ces tréfonds obscurs, seuls perçaient l’âpreté de la roche nue et le rance d’une humidité scellée. Suffoquer dans un abîme absolu, tel était la sentence prodiguée. Sous des centaines de tonnes de roches, le groupe cheminait désormais dans les entrailles de la terre, désespérément isolés, abandonnés à leur sort dans une tombe glacée.
A la tête de cette petite procession, Yardan assurait le rôle de guide. C’était en effet ainsi que l’avait exigé Terdéric, leur chef de groupe improvisé. D’un regard échangé avec Ludmilla, l’ordonnante de leur manicle, Yardan s’était plié de mauvaise grâce à cet ordre. Au vu de leur situation, le choix était pourtant pertinent. Bien que sa condition d’adepte des Arts de l’Eveil ait été sciemment tue, le moine restait le plus à même de faire front dans cet environnement hostile, ses compagnes guerrières privées de leurs armes et effets. Pour autant, tout aussi avisé que le choix Terdéric ait été, Yardan ne put maîtriser un froncement de sourcil rageur en songeant à cet homme, qui avait de plein gré vendu sa liberté aux négriers qui les entravaient.
Derrière le moine suivaient les deux sœurs Jasna et Ludmilla. Le fameux Terdéric venait ensuite, ainsi qu’un garde chiourme peu loquace, le colosse patibulaire nommé Nôl. Leur petit groupe de cinq cheminait ainsi depuis leur sortie de l’ascendeur de la mine, quelques temps auparavant. Ils progressaient lentement, suivant tant bien que mal les couloirs sinueux percés à même le flan de la terre, pour une destination qui leur restait encore méconnue.
Alors même qu’ils cheminaient, Yardan réfléchissait intensément. L’Epreuve que la Roue lui imposait était cette fois des plus ardues, la plus ardue peut-être dont il devrait triompher depuis son départ du Commencement. Il devait se montrer digne de la Volonté de Draaz, et faire tout ce qui était en son pouvoir pour accomplir Ses enseignements. Cela passait par l’étude de ce qui l’entourait, ainsi que la compréhension des représentants honnis du Serpent. Les Mouvements se devaient d’être respectés, et Pensée deviendrait Acte dès que le temps d’agir sonnerait.
Pour l’heure, l’adepte du Souffle tentait autant que possible de percer les ténèbres qui se présentaient devant lui. Laissant ses sens aux aguets, il scrutait les ténèbres, n’écoutant que d’une oreille discrète les dires que ses compagnons échangeaient. Il avait noté la peur qui émanait de ce Terdéric, alors qu’il parlait de manière confuse d’un être démoniaque tapis dans ces puits. Yardan avait beau avoir lu différents ouvrages du temps de sa formation, il n’avait pas accordé d’avantage de crédits sur les légendes du Monde Souterrain, persuadé qu’il état de n’y avoir jamais rien à faire avec. En ces lieux oubliés du Jour, il regrettait amèrement cette négligence.
Derrière lui, d’une voix sourde, Terdéric achevait de répondre à Jasna :
"J'pas d'grands exploits à r'conter, m'dame. J'vais pas v'mentir, j'vais pas vous faire l'front d'vous dire qu'j'me suis battu pour s'rtir vivant d'ce trou. J'couru. J'couru aussi vite qu'j'ai pu. J'juste couru. 'Pi j'ai eu d'la chance. J'l'entendais, v'savez, j'l'entendais juste là. Juste derrière moi. 'Pi, alors qu'j'courrais toujours aussi vite que j'pouvais, sans l'voir, juste en l'entendant, j'ai eu d'la chance. Un pan d'mur s'est cassé la gueule. Ca arrive souvent, les éboulis. Mais la plupart d'temps, ça vous crève. Ca vous sauve pas la vie, voyez. Alors m'mselle... Si v'voulez un conseil... Préparez vous à courir."
Yardan cilla, abasourdi d’une telle réplique. Chacun de ces mots allait à l’encontre même des principes qui le guidaient ! Il serra les dents, s’exhorta au calme. La maîtrise toujours importait. L’espace d’un instant, il fit le vide en lui, laissant le silence glacé des ombres laver ses sentiments brûlants. Rasséréné, il prit alors la parole d’un ton grave :
- Vous avez couru, sieur Terdéric, vous avez sauvé votre vie. C’est là chose vraie. Et pourtant, vous revoici présent. Vous revenez sur vos pas, retournez en ces lieux maudits. Vous avez échappé à la Mort, et pourtant vous revenez la courtiser. Quand tourne la Grande Roue, toujours le Cycle s’accomplit. Vous avez fuit votre Epreuve, mais vous êtes contraint de lui faire de nouveau face. Alors, oui, nous pouvons courir. Nous courrons et nous reviendrons. Encore, et encore, car le choix n'est pas notre. Puis, quand courir ne suffira plus, nous périrons dans la Honte, en ayant cherché dans l’esquive un palliatif illusoire à regarder ce qui importe.
Yardan laissa un instant le néant happer ses paroles, afin que tous comprennent le sens de ses mots.
- Eh bien, non. Sachez que cela, je le refuse. Sachez que la Fuite n’est pas une option. Aux yeux du Dieu Dragon, l’Accomplissement est la seule vérité, et le Triomphe le conditionne. En ces lieux nimbés de ténèbres, si l’Espoir a encore un sens à nos yeux, il nous importera de faire front.