Du coin de l’œil, Yardan gardait Terdéric en ligne de mire. L’esclave tremblant n’avait pas daigné lui répondre, alors que le moine s’était pourtant adressé à lui par deux fois. Etait-ce là un manque flagrant de contrôle sur sa panique, qui l’aurait empêché de saisir ses propos ? Ou plus justement, était-ce une volonté délibérée de ne pas lui piper mot ? Dans les deux cas, les faits parlaient, et c'était en défaveur du mineur déconfit. L’homme serait à surveiller étroitement une fois la cité atteinte.
Alors que Yardan en venait à s’interroger quant à la façon la plus pertinente de venir à bout de la descente ardue qui s'annonçait, Ludmilla mit fin au conciliabule qu’elle tenait avec sa jeune sœur. Elle s’approcha de lui, arborant un air que le moine lui connaissait encore peu. Elle paraissait presque… Yardan avait du mal à le cerner… Fragile ? Oui, fragile, pour peu qu’une guerrière de son acabit eut été à même d’être qualifiée ainsi. Une disposition surprenante, puisse l'Oeil du Dragon lui accorder sa clairvoyance.
- Peux-tu m'aider ? J'ai l'impression que je vais devenir folle ici et je... enfin je crois que...
La jeune femme ne termina pas sa phrase, plantant ses yeux dans le tapis d’ombre qui rongeait le sol de jais. Yardan s’attarda attentivement sur le visage de sa compagne d'arme, à demi voilé par les ombres. Les flammèches de la lampe vacillante teintaient d’ocre ses traits harmonieux, mais la chiche lumière révélait bien des choses. Une chape de chagrin et de doute mêlés barraient ses traits, ainsi que d’autres émotions que le moine n’était en mesure de décrypter. Des larmes contenues brillaient aux coins de ses yeux. La figure de l’ordonnante que le moine connaissait, une Ludmilla battante et volontaire, se perdait désormais dans un flux contraire d’émotions débridées.
Un instant surprit par la violence du changement, Yardan réalisa que la situation actuelle n’était que l’aboutissement d’un processus bien plus long. Depuis cette sortie nocturne à la poursuite des esclavagiste, Ludmilla avait été en charge de leur manicle, les menant jusqu’à cette décision fatidique d’aller quérir la vérité auprès de la prévôté. Les choses avaient alors mal tournée. Tauron, leur druide, était porté disparu, et eux trois s’échinaient à s’échapper vivants du Monde Souterrain. Pendant tout ce temps là, Ludmilla avait peiné sous le fardeau de la Responsabilité. Et en cette heure, ce poids lui était devenu insupportable.
Quoi de plus normal, après tout. Yardan se savait privilégié. Pour un disciple du Commencement, le respect des Six Mouvements était tout. Ainsi en allait du monde, ainsi en allait des Paroles de l’Envol. Ainsi en allait de Draaz. Pourtant, son périple dans les Terres Froides avait montré à Yardan qu’il en était autrement pour le reste du monde. Et si sa foi en Draaz, si sa détermination en la Mission qu'Il lui avait confié n’avaient pas été aussi fortes, qui sait dans quel état il serait aujourd’hui ? Son mantra avait été la lumière qui l’avait soutenu quand l’Ombre du Monde Souterrain s'était refermée sur lui. Et maintenant, alors même qu’une créature du Serpent les avait assaillis, la jeune femme devait continuer d’assumer le fardeau du Choix. Oui, sans aucun doute, Yardan la comprenait.
L’espace d’un instant, il s’en voulu de n’avoir pensé qu’à lui-même, galvanisé qu’il avait été par la Bénédiction de Draaz et les prodiges qu’elle impliquait. Il avait reçu la première mesure de l’Eveil, un Don d’une valeur inimaginable. Pourtant, il avait été aveuglé. Une erreur, encore, qui montrait son immaturité. Le tracé de la Grande Roue l’incitait de nouveau à s’observer, à comprendre. A se dépasser. Si son Etre était son essence, le Monde en était l’écrin. Ignorer ainsi ses compagnons de manicles était une faute, contre laquelle il devrait désormais se prémunir.
La première mesure de l’Eveil… Yardan ignorait si cette force nouvelle qu’il sentait désormais en lui pouvait être communiquée. A défaut, songea-t-il, elle lui permettrait d’appuyer le poids des mots qui se devaient d’être prononcés. Concentrant son flux vital dans ses deux mains, il les posa doucement sur les épaules de la jeune femme, et laissa le magnétisme opérer.
- Odonnante, sourit-il d’un ton calme.
Yardan regarda la jeune femme dans les yeux, laissant se détendre l’esprit agitée de sa compagne.
- Ordonnante, reprit-il. Ou Ludmilla, ainsi que vous m’aviez demandé de vous appeler lors de ce bivouac, il y a une vie de cela. Draaz m’en soit témoin, sachez que je vous comprends.
L’adepte du Souffle laissa un nouveau temps s’écouler, permettant à ses paroles s’ancrer.
- Songez à feu mes mots, qui furent prononcées autour d’un foyer désormais éteint. Ils doivent brûler pour eux-même, désormais. Mon couteau n’est plus, emporté avec nos effets, pourtant la Vérité du Symbole perdure. Quand le doute étreint votre cœur, se confier est tant preuve de sagesse que gage d’harmonie. Et si l’effigie sculptée de Draaz n’est plus là pour épancher vos émois, je remplirai ce rôle avec joie. Sachez que vous n’êtes pas seule, ordonnante. Votre fardeau est le notre, et nous nous devons d’avancer ensemble.
Yardan sourit, appréciant de voir le visage de la jeune fille se rasséréner.
- Vous le savez, ma foi en la Parole de Draaz est pour moi un socle à nul autre pareil, car il me permet d’avancer sans me soucier des chimères. J’avance chaque jour devant l’Epreuve, car Draaz l’a ainsi voulu. C’est dans l’affrontement que se forgent valeur et vertu. Mais dans l’Epreuve réside aussi le Serpent, car c’est en s’y confrontant que l'on peut s’en séparer. Si vous vous sentez faillir, ordonnante, sachez qu’il importe de garder confiance. Nous ne choisissons pas la Voie, mais pouvons décider comment l’arpenter. C’est là la clef que Draaz a confiée à chacun d’entre nous. Et sachez qu’en cette heure, nous vous avons suivi car nous avons foi en vous. Etre nerveux en ces instants est chose saine, car seul le fou rit face au danger. Mais cela ne change rien au reste. Alors gardez la tête haute, ordonnante, et sachez que nous irons ensemble de l’avant.
Yardan se redressa d’une légère poussée de ses talons, et avisa le gouffre qui leur faisait face.
- Et si l’endroit ne vous convient guère, ajouta Yardan avec un demi-sourire en désignant la cité naine noyée dans les ténèbres, il ne tient qu’à nous d’en changer !